Traduit du grec par Irène Bonnaud
Disponible aux éditions des Solitaires Intempestifs
Mise en scène : Irène Bonnaud (Théâtre du Nord-Lille)
Des tragiques grecs dont on a conservé les pièces, Eschyle est le seul à avoir vécu l’instauration de la démocratie à Athènes.
Enfant, il vivait dans une cité qui était bourgade de province gouvernée par un despote, mais à 20 ans il vit Clisthène engager des réformes pour imposer le pouvoir des assemblées. A 35 ans il fut héroïque, paraît-il, sur le champ de bataille de Marathon, puis à 45 ans triompha avec la flotte à Salamine : au géant perse qui venait envahir la Grèce, la petite Athènes, forte de sa nouvelle démocratie et de ses navires, avait su résister et se retrouvait capitale d’un empire maritime. Huit ans plus tard, dans sa pièce Les Perses, racontant Salamine du point de vue des vaincus, Eschyle mit en scène leur stupéfaction devant ces Grecs « ni esclaves ni sujets d’aucun homme ». Et quand, en 461, Ephialte fit passer la réforme des institutions judiciaires pour ôter tout pouvoir politique au tribunal de l’Aréopage, tenu par les aristocrates, Eschyle écrivit l’Orestie où Athéna vient appuyer ce coup de force de toute son autorité sacrée.
Confiance provocatrice en la démocratie et confiance dans le théâtre pour raconter les histoires de son temps : les pièces d’Eschyle étaient aussi interventions directes dans les luttes intestines qui agitaient Athènes, toujours sous la menace d’une restauration oligarchique ou d’une guerre civile.
Les Exilées ne fait pas exception. Premier texte de l’histoire où apparaît l’alliance de mots démo-cratie pour décrire ce royaume d’Argos où le peuple règne, la pièce d’Eschyle transforme la ville des Pélages en démocratie-modèle du Vième siècle, avec assemblée des citoyens, parole qui persuade et vote à main levée. L’anachronisme est saisissant. Les filles de Danaos qui pensent s’adresser à un Roi (« Seul ton vote compte / Un signe de tête suffit ») n’en croient pas leurs oreilles, avant d’être converties au nouveau système politique (« Peuple d’Argos / Conserve ton pouvoir sans trembler / Tu diriges la Cité avec prudence / Tu te soucies de l’intérêt de tous »).
On s’est beaucoup trompé au sujet de la date des Exilées. De savants professeurs, et leurs commentaires repris ou réimprimées par beaucoup d’éditions bon marché, ont affirmé qu’il devait s’agir d’une pièce primitive, de la jeunesse de son auteur et des balbutiements du genre tragique. Pour l’esprit bourgeois des XVIIIième et XIXième siècles, ce qui n’était pas théâtre des individus devait relever d’une forme archaïque de dramaturgie. Le rôle central du chœur dans la pièce, le simple fait qu’un collectif puisse être au centre de l’action, paraissait inconcevable au goût littéraire de l’époque. C’était aussi le temps où on coupait les pièces de Shakespeare pour n’en garder que les tirades des protagonistes. Mais les théories sur l’archaïsme de la pièce d’Eschyle s’effondrèrent d’un coup quand, un jour de 1951, un archéologue trouva un bout de papyrus au fond du désert égyptien : la pièce datait de 463 av. J.C. et cette année-là, Eschyle avait 62 ans - comme Athènes, il était au sommet de son art.
On était donc au printemps 463.
Les démocrates athéniens s’agitaient pour faire passer leurs réformes, ils préconisaient une alliance sacrée avec Argos, la Cité démocratique du Péloponnèse, rivale de Sparte dans la région. Argos qui venait d’offrir l’asile à un héros d’Eschyle, Thémistocle, chef du parti démocratique au temps de sa jeunesse, l’homme qui avait osé vider Athènes de ses habitants pour attirer les Perses dans le piège de Salamine. Les aristocrates avaient poussé Thémistocle à l’exil et intriguait pour qu’Argos livre son réfugié à Sparte, mais Argos, où la démocratie avait été restaurée l’année précédente, tenait bon et ne cédait pas.
Au même moment, en Egypte, occupée par l’Empire Perse dont le gouverneur accablait d’impôts les paysans du delta, la révolte grondait. Inaros, chef des tribus libyennes, avait soulevé la population contre l’occupant et avait demandé l’aide d’Athènes contre l’oppresseur. Cette expédition se terminerait mal, mais pour l’heure, on se passionnait pour l’Egypte où les Grecs commerçaient depuis des siècles, où des villes grecques avaient été fondées dans le delta du Nil, où une déesse aux cornes de vache rappelait tant la légende de Io, et un dieu-taureau, son fils Epaphos.
Aucun événement historique de l’époque d’Eschyle n’apparaît de façon mécanique dans le texte, mais on voit bien comment un certain climat politique a pu le pousser à s’emparer de la légende des Danaïdes. Cinquante princesses noires du delta du Nil, persécutées dans leur pays, fuyant un mariage forcé avec leurs cousins, traversent la Méditerranée et viennent demander l’asile à Argos, patrie de leur aïeule, Io, qui avait fui en sens inverse quelques générations plus tôt.
Après avoir tergiversé, le Roi prend fait et cause pour les étrangères et convainc les citoyens de voter un décret leur assurant asile et protection. On comprend à la fin du texte que l’hospitalité accordée à ces femmes « venues de loin pour demander l’asile », comme le suggère le titre grec de la pièce, Hiketides, va déclencher une guerre entre Argos et les fils d’Egyptos.
On ne sait pas grand-chose de la suite des événements car les Exilées est la seule partie conservée de la trilogie d’Eschyle. D’après la légende et le résumé qu’en fait Prométhée dans Prométhée enchaîné, les fils d’Egyptos gagneront la guerre, le Roi Pelasgos mourra au combat, Danaos, le vieux Roi africain, montera sur le trône d’Argos, et feignant de céder, il donnera ses filles en mariage à leurs ennemis. Mais la nuit de noces venue, chacune égorgera son chacun, à l’exception d’une seule qui préfèrera « être appelée lâche que sanguinaire ». Le couple survivant, amoureux, héritera du trône d’Argos. C’est ce happy end sur fond de cadavres qui explique peut-être le seul passage conservé du reste de la trilogie, attribué à la déesse Aphrodite :
Le ciel sacré veut pénétrer la terre
Elle
Prise de désir
Attend son étreinte
Il se couche sur elle
Et du ciel tombe la pluie et engrosse la terre
Pour les mortels
Elle enfante
Les prairies où paissent les troupeaux
Les fruits de Demeter
Et de leur étreinte humide
Chaque printemps renaît la forêt
De tout cela je suis la cause
Le texte même des Exilées est objet de débats, des passages du manuscrit étant très corrompus : dans la scène entre l’éclaireur ennemi et les filles de Danaos ne surnagent que des mots épars et c’est comme si l’effondrement du texte mimait la panique ressentie et la violence de la scène. L’incertitude est grande aussi quant au final où le chœur paraît entrer en discussion, et en contradiction, avec lui-même, peut-être pour annoncer l’heureux dénouement de la trilogie.
Mais les incertitudes philologiques ne peuvent seules expliquer pourquoi la seule tragédie grecque ayant des femmes noires comme héroïnes est aussi l’une des plus méconnues et des moins jouées.
Même si beaucoup de ses hypothèses sont sujettes à caution, on peut reconnaître à Martin Bernal et à sa Black Athena le mérite d’avoir rappelé l’idéologie raciste et coloniale des universités européennes aux XVIIIième et XIXième siècles au moment même où se constituaient les sciences de l’Antiquité. De la célébration des invasions doriennes au caractère primitif d’un chef d’œuvre d’Eschyle, la persistance diffuse de cette idéologie est d’autant plus grave qu’elle est inconsciente et invisible pour les non-spécialistes. Comment comprendre autrement que l’africanité du chœur, de Danaos, de l’armée des fils d’Egyptos soit si souvent refoulée dans les traductions et les rares mises en scène de la pièce, alors que l’adjectif noir apparaît à plusieurs reprises et que Danaos, craignant un crime raciste, exige une escorte pour entrer dans la ville ?
Eschyle, qui avait déjà su faire parler les vaincus, les barbares, les étrangers, dans les Perses, confie le rôle principal à un chœur de femmes noires qui se défendent, argumentent, menacent, sans se laisser intimider ni par les conseils paternels (« parler haut ne convient pas aux inférieurs ») ni par les moqueries du Roi d’Argos (« Vous vous pavanez avec des étoffes barbares / Des tissus dans les cheveux »).
Un mariage forcé comme le refus de l’hospitalité est, pour elles comme pour Eschyle, une impiété qui mettra les dieux en colère :
Comment serait pur
Celui qui veut prendre une femme de force
Contre son gré
Celui qui fait cela
Même mort et descendu chez Hadès
Il sera encore accusé de crime
Qu’importe les lois d’Egypte, puisqu’il s’agit d’une de ces lois non écrites voulues par les dieux. En lisant Eschyle, on comprend mal que les commentateurs de la pièce aient aussi consacré les trois-quarts de leurs travaux à inventer les vraies raisons de la fuite des Danaïdes : rejet de la consanguinité, folie de naissance, haine des hommes, complot de Danaos craignant un gendre assassin…Les hypothèses les plus fantasques ont été développées, sans qu’une seule ligne du texte ne vienne les soutenir, comme si le refus d’un mariage forcé et la crainte d’un viol n’étaient pas motifs suffisamment sérieux et qu’il fallait à toute force en trouver d’autres. Quand on compare Eschyle à certains de ses spécialistes, on s’interroge : qui notre contemporain, qui à ranger au rayon des antiquités…
Roi d’Argos
Je règne sur la vallée où coule le Strymon sacré
Jusqu’à l’endroit où le soleil va pour mourir
Les frontières de mon royaume sont après le pays des Perrhèbes
Au-delà de la Montagne des Sources
Vers la terre des Péoniens
Elles englobent les collines de Dodone
Mais plus loin la mer
Frontière liquide
Rogne sur mon territoire
Tout ce qui est en-deçà est mon royaume
La région où nous sommes
On l’appelle le pays d’Apis
En souvenir d’un guérisseur qui vécut autrefois
Fils d’Apollon
Médecin
Devin inspiré par les dieux
Il vint de Naupacte pour purger cette terre
De bêtes tueuses d’hommes
Gorgé du sang d’anciens meurtres
Le sol en colère avait dégueulé des monstres
Toute une maisonnée immonde
Remplie de dragons
Mais Apis par des herbes et des potions
Délivra Argos de cette engence
En récompense
Son nom est inscrit à jamais dans nos prières
Je t’ai donné de quoi me connaître
A ton tour de te vanter de ton origine
Parle
Mais attention
Ici on n’aime pas les longs discours
Chœur
Mon récit sera court
Mes paroles claires
Nous sommes d’Argos
Nous descendons d’une génisse qui enfanta des rois
C’est la vérité
Nous pouvons le prouver
Roi d’Argos
Comment vous croire
Etrangères
Comment pourriez-vous être d’Argos
Vous ressemblez à des Libyennes
Pas du tout aux femmes de ce pays
Le Nil nourrit des plantes dans votre genre
Et vos traits rappellent les statues de femmes
Que des sculpteurs fabriquent sur l’île de Chypre
On raconte aussi des histoires sur des indiennes nomades
Elles font attacher des selles à dossier sur des chameaux
Et s’y prélassent en avançant aussi vite qu’à cheval
Elles se promènent ainsi jusqu’aux villes d’Ethiopie
Le pays au visage brûlé par le soleil
Si vous aviez des arcs et des flèches
Je pourrais vous prendre pour des Amazones
Les femmes sans hommes
Mangeuses de chair crue
Développé avec Berta